
Sartre partit d’abord faire avec ses parents une croisière en Norvège. Moi, je montai dans un train, un matin, chargée d’un sac à dos qui contenait des vêtements, une couverture, un réveil, un Guide Bleu et un jeu de cartes Michelin. Je partis de La Chaise-Dieu et, pendant trois semaines, je marchai. J’évitais les routes, coupant au vif des prés et des bois, aspirée par tous les sommets, dévorant des yeux les panoramas, les lacs, les cascades, les secrets des clairières et des vallons. Je ne pensais à rien : j’allais, je regardais. Je portais tous mes biens sur mon dos, j’ignorais où je dormirais le soir, et la première étoile ne brisait pas mon aventure. J’aimais le repliement des corolles et du monde quand descend le crépuscule. Parfois, marchant sur la croupe d’une colline délaissée des hommes et que la lumière même abandonnait, il me semblait frôler cette insaisissable absence que déguisent unanimement tous les décors ; une panique me prenait, pareille à celle que j’avais connue à quatorze ans dans le « parc paysagé » où Dieu n’était plus, et comme alors je courais vers des voix humaines. Je mangeais une soupe, je buvais du vin rouge dans une auberge. Souvent, je répugnais à me séparer du ciel, de l’herbe, des arbres, je voulais en retenir au moins l’odeur ; au lieu de prendre une chambre dans un village, je faisais encore sept à huit kilomètres et je demandais l’hospitalité dans un hameau : je dormais dans une grange et la senteur du foin bourdonnait à travers mes rêves.
La nuit qui m’a laissé le plus vif souvenir, c’est celle que je passai sur le Mézenc. […] Mon sac en guise d’oreiller, une planche pour matelas, recroquevillée sous une couverture qui ne me défendait pas du froid, je dormis très mal ; mais j’aimais, dans mon insomnie, sentir autour de moi l’immense désert de la nuit : j’étais aussi perdue que si j’avais vogué dans un aéronef. Je me réveillais à six heures, sous un ciel éclatant, baignée dans une odeur d’herbe et d’enfance ; un nuage opaque, sous mes pieds, me coupait de la terre : j’émergeais seule dans l’azur. Le vent continuait à souffler, il s’engouffrait dans la couverture dont j’essayai de m’envelopper. J’ai attendu ; la ouate grise en dessous de moi s’est déchirée, et j’ai aperçu au fond de ces crevasses des morceaux de campagne ensoleillée. J’ai dévalé en courant le versant opposé à celui que j’avais gravi. Quel soleil !
[…]
Gavée de chlorophylle et d’azur, j’avais plaisir à m’arrêter, dans des villes ou des villages, devant des pierres que l’homme avait ordonnées. La solitude ne me pesait jamais. Je m’étonnais inlassablement des choses et de ma présence ; cependant, la rigueur de mes plans changeait cette contingence en nécessité. Sans doute était-ce là le sens – informulé – de ma béatitude : ma liberté triomphante échappait au caprice, comme aussi aux entraves, puisque les résistances du monde, loin de me brimer, servaient de support et de matière à mes projets. Par mon vagabondage nonchalant, obstiné, je donnais une vérité à mon grand délire optimiste ; je goûtais le bonheur des dieux : j’étais moi-même le créateur des cadeaux qui me comblaient.
Simone de Beauvoir, La force de l’âge (1960)