À partir du paysage :
Parce qu’il s’est ramassé sur lui-même et s’étage en dimensions lisibles. D’un seul tenant, l’ouverture de chaleur barrée de pluie ; plus à fond, ces brisures qu’on perçoit quand la terre s’ouvre.
Au nord du pays, l’enlacement de verts sombres que les routes n’entament pas encore. Les marrons y trouvèrent leurs refuges. Ce que tu opposes à l’évidence de l’Histoire. La nuit en plein soleil et le tamis des ombres. La souche, sa fleur violette. Le lacis des fougères. La boue des premiers temps, l’impénétrable originelle. Sous les comas disparus la rectitude des mahoganys que des anses bleues supportent à hauteur d’homme. Le Nord et le Mont se marient. On y échoua ces populations de l’Inde qui furent trafiquées au XIXe siècle (comme pour parfaire la totalité de la Relation) et que nous appelons Coolies, en Guadeloupe Malabars. Aujourd’hui les plantations rases d’ananas ouvrent des brèches d’aridité dans ces aplombs. Mais leur plat rêche est dominé de l’ombre des grands bois. Les grévistes du Lorrain, coolies et nègres, tous martiniquais, y furent pris au piège en 1976 : Ils houèrent du coutelas le plat des feuilles damées de sang.
Au Centre, l’ondulé littéral des cannes. Le mont s’apprivoise en mornes. Les carcasses d’usines s’y tapissent, portant témoignage de l’ancien ordre des Plantations. A l’embouchure du soleil couchant, faisant limite entre les Hauts du Nord et ces plats du Mitan, les ruines du château Dubuc où débarquèrent les traités (c’est l’écho de Gorée d’où ils partirent) et où des geôles d’esclaves dessinent encore leurs souterrains. Ce que nous appelons la Plaine, où dégorgeait la Lézarde et d’où les crabes ont disparu. On y a mastiqué le delta des semblants d’entreprises, d’un aérodrome. A la main tombante, l’échelonnement des bananes, rideau d’écume verte épaisse entre la terre et nous. Sur les murs d’une maison du Lamentin les traces de balles posées là en étoiles depuis ce jour de nous ne savons plus quelle année où trois grévistes de la canne furent abattus par la gendarmerie. Le Sud enfin, où les cabris s’égaillent. L’émoi des sables, oublieux de tant qui chevauchèrent les troncs de coco, essayant jadis de rejoindre Toussaint Louverture dans le pays d’Haïti. Ils moururent au sel de mer. Leurs yeux chavirent dans notre soleil. Nous nous arrêtons, ne devinant pas ce qui nous alourdit là d’une gêne innombrable. Ces plages sont à l’encan. Les touristes les réclament. Frontière ultime, où sont visibles nos errances d’hier et nos perditions d’aujourd’hui. Il y a ainsi des temps qui s’échelonnent sous nos apparences, des Hauts à la mer, du Nord au Sud, de la forêt aux sables. Le marronnage et le refus, l’ancrage et l’endurance, l’Ailleurs et le rêve.
(Notre paysage est son propre monument : la trace qu’il signifie est repérable par-dessous. C’est tout histoire.)
Édouard Glissant, Le Discours antillais (1981)
(Voir ici pour plus d’informations sur Édouard Glissant.)