Que savais-je encore des rivières, moi qui vivais sur une île où toutes les pensées coulaient vers la mer, où les cours d’eau semblaient si sages et peu profonds, ne se donnaient pleinement à voir qu’à l’instant où, parvenus à leur embouchure, ils déployaient leurs bras divagants ou incisaient profondément les terres ? Je rêvais parfois des fleuves que j’avais connus, de ces fleuves qui ravinaient les plaines et creusaient les villes, dont digues et renforcements contenaient la fureur, ou qui décrivaient leurs sinuosités dans des paysages inondés de lumière. Je gardais le souvenir de bacs et de ponts, d’errances sans fin en territoire incertain, en quête d’un moyen de traverser un cours d’eau inconnu. Mon enfance s’était passée sur les bords d’un fleuve qui m’apparaissait en rêve quand j’avais de la fièvre.
Le fleuve de mon enfance était le Rhin. Les basses collines tapissées de forêts et de vignes, à l’extrémité nord des Siegenbirge, renvoyaient le crachotant écho des péniches. Quand le vent soufflait de l’ouest, les trains de l’autre rive paraissaient si proches qu’on eût dit que leurs rails couraient dans notre jardin, et l’air salin nous apportait par bouffées une odeur de poisson, comme si la mer était à deux pas. Par la lucarne des combles, le regard filait à l’ouest : au fond d’un champ passait, presque imperceptible, l’été, à travers la pâleur des blés, une ligne de tramway, puis venaient les usines, les peupliers qui suivaient la berge du fleuve. Et, dans un bleu d’au-delà, une chaîne de collines basses se dessinait sur l’horizon ; mais c’était déjà l’autre rive. C’est là-bas que le soleil se couchait en hiver.
[…]
Dans un monde épris d’ordre, le fleuve n’était que mouvement, surprise et chaos. Il portait sur son dos toute une vie errante et insaisissable qui s’incarnait en ces péniches ballottées d’un lointain à l’autre et qui n’étaient jamais à l’ancre nulle part, en ces barges lestées de charbon noirâtre, de basalte d’un rouge éteint, de cailloutis gris clair, en ces collines mobiles qui défilaient sous nos yeux. Les crues annuelles sapaient l’ordre établi. Le flot montait lentement, clapotait sur la pierre des épis, baignait les saules enracinés dans le sable, inondait les chemins de berge, montait le long des remblais de chemins de fer. Il s’attaquait à ces choses que nous avions crues fermement arrimées à la terre et hors de toute atteinte : arbres, bancs, petits bungalows pour excursionnistes, coins abrités où les sentiers de rive étaient égalisés, entretenus, sertis de verdure. En échange de ce qu’il nous dérobait, le fleuve déposait à nos pieds des alluvions qu’il avait arrachées un peu plus loin en amont, des immondices, tout un rebut hétéroclite, étrange et sombre sur lequel il nous était impossible d’apposer un nom. Quand les eaux descendaient, il abandonnait au flanc des talus et, selon la hauteur de la crue, jusqu’au niveau de la voie ferrée, l’empreinte nauséabonde de son passage dévastateur.
Esther Kinsky, La rivière [2014], chap. 3 « Rhin », trad. Olivier Le Lay, Paris, Gallimard, 2017.